Press Reviews – French

Article de Michel Masserey, paru le 9.4.2004 dans Le Temps, Genève.

De l’OTAN à NATO
Ljubljana, le 8 avril 2004.

La Slovénie est devenue hier membre de l’alliance atlantique. Alors que dans le centre de la capitale slovène, au dôme Cankarjev, Janez Drnovsek, Président de la république de Slovénie, prononçait un discours soulignant les avantages que ne manquerait pas d’apporter l’adhésion, se déroulait dans la galerie Kapelica, à quelques centaines de mètres du dôme, une performance multimédia du collectif genevois N3krozoft Mord, en tournée dans la région des Balkans pendant le mois d’avril. Dans une atmosphère feutrée, le happening artistique apportait un contrepoint inattendu à la grande messe politique, comme les spectateurs slovènes n’ont pas manqué de le constater à la sortie.

Un fantôme planait sur cet évènement artistique, celui de Netochka Nezvanova. Cette web-artiste, dont le nom est emprunté au personnage du roman éponyme de Dostoïevsky, est la développeuse d’un logiciel culte : NATO (acronyme anglais de l’OTAN). NATO est un logiciel « orienté objet », c’est-à-dire qu’il est destiné à la création d’applications originales générant des effets utilisables en temps réel. Son maniement reste très ésotérique, réclamant une souplesse d’esprit particulière et une appréhension intuitive de son interface. La personnalité de Netochka Nezvanova, autour de laquelle un véritable culte s’est développé sur Internet, a indéniablement participé à populariser ce programme auprès des apprentis sorciers de l’art numérique. Le mythe entourant NATO et Netochka repose aussi sur la fascination des artistes multimédia occidentaux pour les pays de l’Est, et sur l’ambiguïté que la cyber-diva laisse planer sur son origine (elle s’est prétendue biélorusse, mais tout porte à penser qu’elle est en fait néo-zélandaise).

Les mosaïques mouvantes apparues à l’écran lors de la performance de N3krozoft Mord sont précisément générées grâce à NATO. Mais NATO n’est qu’une partie du dispositif mis en place, comme le fait remarquer Manuel Schmalstieg, l’un des trois artistes, qui précise que les déstructurations et superpositions biscornues projetées sur l’écran sont en grande partie dues à la connectique et aux câbles utilisés, trafiqués de façon à générer toutes sortes de saturations et interférences. Quant à l’évocation, durant le spectacle, de NATO et de Netochka Nezvanova, elle relève surtout, pour le collectif, de la participation ludique et distante au culte, dont ils se servent pour construire une narration étrange, intimement liée à l’appareillage technique et informatique déployé.

Le show s’organise à partir d’une grande table où les trois artistes manipulent un matériel hétéroclite fait d’entrelacs de câbles, de caméras, de livres et d’ordinateurs qui traitent en direct les signaux sonores et visuels. Le résultat est propulsé sur l’écran et dans les hauts-parleurs, captant l’attention d’un public toujours tenté, malgré tout, de guigner vers la table où les artistes effectuent un incompréhensible ballet, dans une improvisation frénétique. Un récit chaotique et fragmenté s’organise progressivement à partir d’images filmées et déformées en direct, créant des liens inopinés entre divers éléments : l’OTAN, Netochka Nezvanova, les câbles et les tables de mixage, les conflits balkaniques, l’adhésion de la Slovénie à l’Union Européenne, la tournée de N3krozoft Mord dans les Balkans…

A la sortie du spectacle, les discussions vont bon train. On devise sur l’utilisation des ordinateurs, la pertinence de NATO, l’adhésion à l’OTAN. L’équipe de N3krozoft Mord tente de commenter son travail. Il s’inscrit bien dans la lignée de Netochka Nezvanova : inquiétant, mystérieux, sans concession ni explication.

Les spectateurs slovènes, très au fait du parcours de la mystérieuse programmeuse, se montrent cependant critiques vis-à-vis de l’engouement suscité par la cyber-artiste et manifestent un agacement face à l’utilisation d’un romantisme slave qui sent le cliché. Aux yeux de Marko Kosnik, performer et ex-membre de Laibach, groupe culte des années 80, Netochka aurait abandonné le travail entamé sur le programme NATO pour se consacrer exclusivement à l’entretien de son mythe personnel. « Les gens, ici, ont appris à se méfier du culte de la personnalité et savent à quoi s’en tenir, en art comme en politique. »

À l’heure qu’il est, le discours du président slovène est depuis longtemps terminé. Ici, la participation à l’OTAN, tout comme l’imminente adhésion à l’Union européenne, ne va pas provoquer de liesse populaire. Le « bombardement d’images, de sons et de mots » provoqué par l’équipe de N3krozoft Mord sous l’égide de NATO, n’a, lui, pas manqué de susciter l’intérêt amusé et rêveur du public de la Galerie Kapelica.

Balkan Promenade